Pression démographique et transition épidémiologique : des besoins de santé en mutation

La croissance accélérée de la population et l’allongement de l’espérance de vie transforment profondément la charge de morbidité des pays émergents. Tout en faisant face aux maladies infectieuses persistantes, ces pays voient augmenter le fardeau des maladies chroniques non transmissibles (MNT), telles que les maladies cardiovasculaires ou le diabète.

  • Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 80% des décès dus aux MNT surviennent aujourd’hui dans les pays à revenu faible ou intermédiaire (OMS, 2021).
  • En Inde, on comptait en 2022 près de 77 millions de diabétiques, le deuxième total le plus élevé au monde (International Diabetes Federation).
  • La population vieillissante de la Chine, avec plus de 264 millions de personnes âgées de 60 ans et plus en 2020 (National Bureau of Statistics of China), impose des défis inédits aux structures hospitalières et à la protection sociale.

Les systèmes de santé doivent donc assurer un double rôle : juguler les pathologies infectieuses (paludisme, tuberculose, VIH, etc.) tout en intégrant efficacement la prévention et la prise en charge des affections chroniques. Cette double exigence met à l’épreuve les capacités logistiques et financières des pays en question.

Financement de la santé : équilibre entre solidarité et innovation

Les dépenses de santé augmentent plus vite que le PIB dans de nombreux pays émergents. Le financement, longtemps basé sur le paiement direct par les usagers (« out-of-pocket »), s’avère inégalitaire et expose les ménages à des dépenses catastrophiques.

  • En 2019, selon l’OMS, plus de 930 millions de personnes dans le monde ont dû consacrer plus de 10% de leur budget à la santé, principalement en Afrique et en Asie du Sud-Est.
  • Le Brésil est un pionnier avec son système universel de santé (“Sistema Único de Saúde”), financé par l’impôt et gratuit à l’accès. Il est cependant confronté à des sous-financements chroniques (The Lancet, 2020).
  • L’assurance maladie a connu un essor rapide en Chine : lancée massivement après le SARS en 2003, la couverture de base est passée de 30% à près de 95% de la population entre 2003 et 2015, mais les disparités régionales restent importantes (BMJ Global Health).

De nouveaux modèles émergent, comme en Afrique avec le développement de mutuelles de santé communautaires (Rwanda, Sénégal), qui facilitent l’accès aux soins primaires en limitant les restes à charge.

Le numérique, levier de financement et de collecte de fonds

Le Nigeria a expérimenté des plateformes mobiles permettant le paiement d’assurances ou le crowdfunding pour des soins (M-TIBA au Kenya), atténuant l’exclusion financière des zones rurales.

Ressources humaines : former, attirer, et retenir les professionnels de santé

La pénurie de médecins, d’infirmiers et de personnels paramédicaux demeure critique. Selon l’OMS, 18 millions de professionnels de santé supplémentaires seraient nécessaires d’ici 2030, principalement dans les pays émergents.

  • En Afrique sub-saharienne, on compte en moyenne 0,2 médecin pour 1 000 habitants (source : Banque mondiale), contre 3,5 dans l’Union européenne.
  • En Inde, malgré la multiplication des écoles de médecine, la répartition rurale reste problématique : plus de 60% de la population rurale doit parcourir plusieurs kilomètres pour consulter un médecin qualifié (Indian Journal of Medical Research).

L’innovation passe par :

  • L’élargissement du rôle des agents de santé communautaires : le programme d’Accredited Social Health Activists (ASHA) en Inde, avec près d’un million de femmes agents sur le terrain, a amélioré la vaccination et la prise en charge maternelle (WHO Bulletin).
  • La télémédecine et l’e-santé sont utilisées pour la formation continue et les consultations à distance ; la Chine a intégré la télémédecine dans plus de 1 000 hôpitaux afin de pallier la désertification médicale de certains territoires (Nature, 2022).
  • L’incitation à la mobilité interne et aux installations rurales par des primes, comme en Afrique du Sud ou au Brésil.

Transformation des structures de soins : entre centralisation et innovation locale

Le modèle hospitalier traditionnel cède sa place à une approche centrée sur les soins primaires et la prévention, pour répondre à la demande croissante et minimiser les coûts.

  • Au Rwanda, la couverture santé universelle s’appuie sur 45 000 agents de santé communautaire, qui assurent la première ligne de prévention, de dépistage et de suivi.
  • Le Brésil favorise les équipes "Estratégia Saúde da Família" : chaque équipe suit en continu une population ciblée, avec des résultats encourageants en matière de vaccination et de réduction de la mortalité infantile (PLOS Medicine).

Parallèlement, l’Afrique du Sud déploie des "clinics mobiles" qui se déplacent auprès des communautés isolées, un modèle aussi testé en Inde lors de la pandémie de COVID-19 pour élargir l’accès au dépistage.

Urbanisation, inégalités, et accès aux soins

La croissance urbaine rapide crée de nouveaux enjeux : bidonvilles et mégapoles peinent à fournir l’accès élémentaire à l’eau, l’hygiène et aux infrastructures sanitaires. Au Caire, à Jakarta, ou à Lagos, plusieurs initiatives de « points de soins communautaires » tentent de pallier le manque d’infrastructures de proximité (source : World Bank).

Le rôle pivot des innovations technologiques

Face à la pénurie de ressources et à la nécessité de couvrir des territoires vastes, les pays émergents misent sur l’innovation.

  1. Applications mobiles : Au Kenya, M-Pesa a permis l’accès à l’assurance maladie via mobile pour plus de 4 millions de personnes. En Inde, "Aarogya Setu" a connu plus de 100 millions de téléchargements pour le suivi de l’épidémie de COVID-19 (source : Ministry of Health and Family Welfare, India).
  2. Dossiers médicaux électroniques : Le Brésil et le Mexique investissent dans la numérisation des dossiers pour faciliter la coordination des soins, améliorer la surveillance épidémiologique et fluidifier les parcours de santé.
  3. Diagnostic à distance : Des applications d’IA, testées au Rwanda et en Afrique du Sud, facilitent le diagnostic de la tuberculose par radiographie ou l’analyse automatisée de tests de dépistage (source : PATH, WHO).

Ces outils permettent non seulement de gagner en efficacité, mais aussi de mieux cibler les interventions, en adaptant la réponse sanitaire à la diversité des besoins régionaux.

Politiques de couverture universelle : entre ambition et obstacles

L’aspiration à la couverture santé universelle (CSU) est un moteur de réforme dans de nombreux pays émergents, inscrite dans les Objectifs de développement durable (ODD 3.8) des Nations Unies.

  • 70% des pays d’Afrique subsaharienne se sont engagés, au moins textuellement, dans un programme de CSU, mais seulement 26 pays ont déjà mis en place une feuille de route institutionnelle concrète (source : WHO Africa).
  • La Thaïlande est citée comme modèle pour son Universal Coverage Scheme lancé en 2002 : en 10 ans, la proportion de la population confrontée à des dépenses catastrophiques de santé a été divisée par deux (source : World Bank).

L’introduction de nouveaux médicaments et vaccins, la lutte contre la corruption, la viabilité financière des systèmes d’assurance et la formation des personnels à grande échelle font partie des défis persistants.

Vers un modèle de santé hybride et résilient ?

Les adaptations des pays émergents montrent la capacité d’innovation et de résilience des sociétés face à des contraintes multiples. L’intégration des technologies, l’émancipation des structures communautaires et l’engagement croissant en faveur de la couverture universelle dessinent un modèle hybride, où l’alliance de la solidarité publique et de l’ingéniosité locale sert de levier pour relever les défis sanitaires. Reste à voir si ces évolutions parviendront à réduire les inégalités, améliorer durablement la qualité des soins, et faire face aux épidémies émergentes, dans des contextes économiques et politiques parfois instables. Au fil du temps, les expériences de ces pays pourraient bien inspirer de nouvelles pratiques ailleurs dans le monde, à l’heure où la santé globale est plus que jamais un enjeu partagé.

Sources : - Organisation mondiale de la santé (OMS) : www.who.int - International Diabetes Federation - The Lancet - BMJ Global Health - Indian Journal of Medical Research - PLOS Medicine - Nature - PATH - World Bank - Ministry of Health and Family Welfare, India

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