Définir l’efficacité en matière de prévention

Avant toute évaluation, il est crucial de s’accorder sur ce que l’on cherche à mesurer. Une politique de prévention efficace peut avoir plusieurs sens : réduire l’incidence d’une maladie, abaisser un facteur de risque, améliorer la qualité de vie, ou encore, générer un bénéfice économique pour la collectivité. Selon le rapport de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), il existe trois grands types de prévention, chacun possédant ses propres indicateurs d’efficacité :

  • La prévention primaire : évite l’apparition de la maladie (exemple : vaccination, lutte contre le tabagisme)
  • La prévention secondaire : détecte précocement pour agir rapidement (exemple : dépistage du cancer du sein)
  • La prévention tertiaire : limite les conséquences ou handicaps liés à la maladie (exemple : réadaptation post-infarctus)

Quels indicateurs pour quelles politiques ?

L’évaluation d’une politique de prévention exige de choisir les bons indicateurs. Ceux-ci peuvent être :

  • Épidémiologiques : baisse de l’incidence ou de la prévalence d’une pathologie (par exemple, la diminution de 87% des cas de rougeole depuis le lancement des campagnes vaccinales massives en France, source : Santé publique France).
  • Comportementaux : évolution des habitudes (taux de fumeurs, pratique d’une activité physique, consommation de fruits et légumes, etc.)
  • Économiques : coût évité par rapport à la non-intervention (les campagnes anti-tabac françaises sont estimées avoir généré un bénéfice net de 15 euros pour chaque euro investi, selon le Haut Conseil de la Santé Publique)
  • Qualité de vie : score de santé ressenti après l’intervention (outil EQ-5D, questionnaires de l’OMS sur la qualité de vie)

Le choix des indicateurs doit s'adapter au contexte. Par exemple, pour évaluer l’efficacité d’une politique de dépistage du cancer colorectal, le taux de participation au programme est un premier critère, mais la réduction du taux de mortalité spécifique reste décisive. Notons que certains résultats ne sont perceptibles qu'après plusieurs années – l’évaluation à court terme peut donc aboutir à des conclusions prématurées ou erronées.

La complexité de l’attribution d’effets aux politiques de prévention

L’un des défis majeurs réside dans l’attribution du bénéfice observé à la politique déployée. En effet, il est souvent difficile d’isoler l’effet d’une action de prévention d’autres facteurs sociaux, économiques ou comportementaux évoluant en parallèle. Un exemple emblématique : la baisse de l’incidence des maladies cardiovasculaires depuis les années 1990 s’explique autant par la diminution du tabagisme que par l’amélioration des traitements (Inserm).

Pour y remédier, les chercheurs recourent à plusieurs approches :

  • Études comparatives : comparer deux populations similaires, l’une exposée à la politique (groupe intervention), l’autre non (groupe contrôle).
  • Études longitudinales : suivre une même population avant et après la mise en place de la politique pour observer les évolutions.
  • Analyses multivariées : prendre en compte de multiples facteurs de confusion dans l’analyse statistique.

Cependant, ces démarches ont leurs limites, notamment en contexte de santé publique où un véritable groupe témoin n’existe pas toujours, et où l’effet d’une campagne peut se diffuser aux groupes censés servir de comparaison (considéré comme effet « spillover »).

Les enjeux de la collecte et de la qualité des données

La fiabilité et l’accessibilité des données constituent un maillon essentiel de l’évaluation. En France, les registres de maladies, les bases de remboursement (Système National des Données de Santé - SNDS), et les enquêtes nationales (Baromètre Santé, Enquête Handicap-Santé de l’INSEE) permettent de suivre de nombreux indicateurs.

Néanmoins, plusieurs difficultés persistent :

  • L’exhaustivité : certains comportements ou pathologies échappent au recueil (sous-déclaration des conduites addictives, par exemple).
  • La comparabilité temporelle : la méthode de recueil évolue parfois, brouillant la comparaison entre plusieurs années.
  • La confidentialité : certaines données sensibles, notamment sur la santé mentale ou les infections sexuellement transmissibles, sont difficiles à recueillir à grande échelle.

Les outils digitaux ouverts et l’usage du big data représentent de nouvelles opportunités. L’observance de la vaccination peut aujourd’hui être suivie en temps réel grâce au carnet de santé numérique. Reste que l’éthique et la protection des données doivent demeurer prioritaires (CNIL).

Les pièges et biais de l’évaluation : comprendre les limites

Evaluer les politiques de prévention comporte ses écueils. Il existe un risque de tirer des conclusions hâtives à partir de corrélations sans démontrer une causalité réelle. Par exemple, une baisse du taux de suicide après la mise en place d’une ligne d’écoute peut s’expliquer autant par des facteurs socio-économiques que par la politique elle-même.

Par ailleurs, certaines interventions s’accompagnent d’effets inattendus : l’interdiction de fumer dans les lieux publics, si elle a fait baisser le tabagisme passif de 85% en dix ans (source : DREES, 2021), a également déplacé, au départ, les comportements à domicile, exposant temporairement les enfants à plus de tabagisme passif à la maison (Santé publique France).

  • Le biais de sélection : les bénéficiaires volontaires d’un programme de prévention sont souvent plus motivés ou informés que la moyenne, faussant l’appréciation de son efficacité généralisable.
  • L’effet Hawthorne : la simple observation ou le fait de participer à une étude modifie, en soi, les comportements.
  • L’effet retard : dans certaines maladies à évolution lente (cancers, maladies neurodégénératives), l’impact des politiques de prévention peut mettre des années à se manifester.

Études de cas remarquables : succès et échecs à la loupe

L’histoire récente compte des succès et des revers qui éclairent les défis de l’évaluation.

  • La vaccination contre l’HPV : En Australie, le déploiement massif du vaccin a permis un effondrement du taux de lésions précancéreuses du col de l’utérus, divisant par 5 l’incidence chez les femmes de moins de 25 ans en dix ans (The Lancet).
  • La promotion du dépistage des cancers : En France, la campagne invitant les femmes de 50 à 74 ans à se faire dépister pour le cancer du sein montre une adhésion stagnante à 50% de la population cible, révélant que l’information seule ne suffit pas toujours (INCa).
  • La lutte contre l’obésité infantile : Aux États-Unis, malgré les campagnes “Let’s Move!” et les taxes sur les sodas, la baisse de la prévalence de l’obésité infantile demeure limitée, prouvant qu’en matière de comportements complexes, la prévention doit s’accompagner de transformations sociales et économiques profondes (JAMA).

Chacun de ces cas illustre une réalité : la prévention ne livre jamais tous ses effets par la seule force de l’information ou de l’incitation. L’environnement social, économique et législatif, mais aussi l’implication de la société civile, modulent fortement l’impact des politiques de santé.

Vers une meilleure évaluation : quelles pistes pour l’avenir ?

  • Renforcer la recherche interventionnelle : Mieux financer des études qui testent en conditions réelles de nouvelles stratégies de prévention, comme le recommande le Haut Conseil de la Santé Publique.
  • Développer des indicateurs intégratifs : Aller au-delà des indicateurs isolés, et privilégier des scores combinant accès, impact comportemental, coût et qualité de vie.
  • Associer les citoyens à l’évaluation : Intégrer le ressenti et la participation des usagers pour ajuster les politiques et comprendre leurs réticences, via des dispositifs de “santé participative”.
  • Valoriser le partage international des données : Comparer les stratégies et leurs effets à large échelle (ex : comparaison France/Royaume-Uni sur la vaccination COVID-19), afin d’identifier plus rapidement les modèles les plus performants.

Pour avancer : repenser le temps, la mesure et l’ambition des politiques préventives

Au fond, mesurer l’efficacité d’une politique de prévention revient à confronter la variété des parcours de santé, à dépasser les simples statistiques pour comprendre les dynamiques collectives. Pour réussir cette mission, la capacité à produire et croiser des données de qualité, à admettre la complexité des changements de comportements et à intégrer la voix des citoyens, seront les véritables clés du succès. L’évaluation rigoureuse ne doit pas être vue comme une contrainte mais comme la meilleure alliée d’une prévention moderne, réactive et adaptée aux défis sanitaires de demain.

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