Des territoires fragilisés : l’inégalité d’accès au cœur du débat

La France rurale représente 34 % de la population – soit plus de 21 millions de personnes réparties sur 80 % du territoire (Insee, 2021). Pourtant, l’accès aux soins reste un défi majeur pour nombre d’entre elles, aggravé par la désertification médicale, le vieillissement de la population, et la fermeture de structures de proximité. La question n’est donc pas seulement démographique : elle est éminemment politique. Les décisions en matière de santé publique modèlent la répartition des professionnels, le financement des aides, et le quotidien des habitants. Comment ces politiques transforment-elles – ou non – la réalité des soins en campagne ?

Comprendre la pénurie : effets croisés de démographie et de politiques

En 2023, près de 11 % des Français vivaient dans des territoires sous-dotés en médecins généralistes (Ministère de la Santé). Dans certaines zones, il faut parcourir plus de 40 km pour consulter un spécialiste (Drees, 2022). Ce phénomène tient d’abord à des choix politiques anciens : régulation du numerus clausus, planification inégale de l’offre de soins, fermeture progressive d’hôpitaux locaux.

  • Le numerus clausus instauré en 1971, visait à éviter la "surmédicalisation" urbaine, mais il a contribué au vieillissement de la profession et à sa raréfaction dans les campagnes.
  • Les fermetures de maternités et d’urgences, souvent justifiées par la rationalisation des coûts, ont laissé certains bassins de vie sans accès rapide à des soins vitaux (plus de 80 maternités fermées en 20 ans, selon Le Monde).
  • La répartition inégale des professionnels s’est accrue : en 2022, on comptait 286 médecins pour 100 000 habitants en zones urbaines, contre seulement 148 en zones rurales (Ordre des Médecins).

Les politiques de santé, indissociables des choix budgétaires et des orientations nationales, structurent durablement la cartographie des soins.

Incitations, coercition : comment orienter l’installation des médecins ?

L’intervention de l’État pour "corriger" l’inégale répartition des praticiens prend diverses formes depuis les années 2000 :

  • Incitations financières : bourses pour les étudiants s’engageant à exercer en milieu rural, aides à l’installation, exonérations fiscales. En 2022, plus de 5 000 médecins ont bénéficié d’aides à l’installation dans les zones « fragiles » (Assurance Maladie).
  • Pôles et maisons de santé pluriprofessionnelles : plus de 2 000 structures de ce type sont désormais actives, regroupant médecins, infirmiers et autres professionnels, permettant une mutualisation des moyens et la continuité des soins.
  • Mesures de "contrainte légère" : obligation pour les médecins remplaçants de s’installer en zones prioritaires, limitation des installations dans les zones déjà largement dotées, ou encore recentrage des diplômes étrangers (Santé Publique France).

L’ensemble de ces mesures peine toutefois à inverser la tendance. En 2021, seuls 8 % des étudiants en médecine déclaraient vouloir s’installer dans une zone rurale (CNS, 2021).

La télémédecine : un levier efficace ou un mirage technologique ?

La loi "Ma Santé 2022" a accéléré les déploiements en télémédecine, solutions numériques censées "rapprocher" patients et professionnels malgré la distance. En 2023, plus de 5 millions de téléconsultations ont été recensées, dont 18 % concernaient les territoires ruraux (Cnam).

  • Les avantages : accès facilité à des avis spécialisés, réduction du délai d’attente, maintien d’un suivi pour les patients isolés ou à mobilité réduite.
  • Les limites : fracture numérique (29 % des ruraux signalent des difficultés d'accès au numérique – Baromètre du Numérique, 2023), besoin d’équipement, impossibilité de réaliser certains examens à distance. De plus, la téléconsultation ne fait pas disparaître le manque de praticiens pour les actes nécessitant une présence physique.

La télémédecine est donc une solution partielle, dont l’efficacité dépend étroitement des infrastructures et de l’accompagnement sur le terrain.

Le rôle pivot du secteur paramédical et des collectivités locales

L’offre de soins rurale ne repose pas que sur les médecins généralistes. Infirmiers, pharmaciens, kinésithérapeutes jouent un rôle crucial dans le maillage sanitaire. Les politiques de santé récentes encouragent la délégation de tâches et la montée en compétence de ces acteurs, qu’il s’agisse de vaccination, de dépistage ou de prise en charge de pathologies chroniques (Haute Autorité de Santé, 2022).

  • Déploiement de protocoles de coopération (ex. : vaccination par les pharmaciens),
  • Nouvelles missions pour les infirmiers (protocoles Asalée, suivi des diabétiques...),
  • Soutien des Agences Régionales de Santé (ARS) pour la création des Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS), visant à renforcer le travail interdisciplinaire à l’échelle locale.

Les collectivités locales pallient souvent les carences de l’État : création de centres de santé municipaux, achat de matériel, aides à l’installation. En Corrèze ou dans le Lot, des communes recrutent directement du personnel médical par contrat, défiant le modèle libéral classique.

La logique des priorités nationales : arbitrages et effets secondaires

Les politiques nationales privilégient parfois la rationalisation des coûts à la réponse fine aux besoins locaux. Cela se traduit par :

  1. Des regroupements d’établissements, pour assurer une prise en charge technique performante, mais au prix d’un éloignement physique.
  2. Des seuils d’activité minimum pour les hôpitaux ou maternités (ex. : 300 naissances/an), écartant naturellement les petits sites de la carte sanitaire (Ministère de la Santé).
  3. Une tarification à l’activité (T2A), favorisant les grands établissements au détriment des petites structures rurales, dont l’activité est jugée "trop faible".

Ces choix, guidés par la volonté d’efficacité et de maîtrise des dépenses, se heurtent à la réalité des territoires : 2,6 millions de Français vivent à plus de 30 minutes d’un service d’urgence (Cnam, 2022).

L’expérience internationale : quelles pistes pour renforcer l’équité ?

Plusieurs pays européens ont expérimenté diverses stratégies pour limiter les inégalités d’accès :

  • Modèle britannique : financement public massif des centres de santé ruraux, mobilité professionnelle encouragée (incitations à y travailler, prise en charge du logement…)
  • Canada : important soutien au recrutement international, téléconsultations, mais aussi formation spécifique des soignants à la ruralité (offres universitaires dédiées).
  • Espagne : déploiement de centres de santé communautaires, campagnes saisonnières de santé itinérante (bus de dépistage, cliniques mobiles).

En France, certaines régions adaptent ces idées : l’Ariège ou la Lozère s’organisent avec des "tournées médicales", soulignant la capacité d’innovation des acteurs locaux malgré un cadre national parfois rigide.

Perspectives : quelles évolutions à l’horizon 2030 ?

L’équilibre entre justice territoriale et efficacité économique demeure complexe. Les réformes récentes (allègement du numerus clausus, contrats de service public, revalorisation de la médecine de proximité dans la loi Santé 2022) témoignent d’une prise de conscience, mais se heurteront à l’inertie structurelle de la démographie médicale. Les transformations numériques continueront d’accompagner l’évolution du système, mais ne suffiront pas à compenser l’absence de présence physique humaine.

Les expériences pilotes, la diversification des profils de soignants impliqués et l’action des collectivités ouvrent néanmoins des perspectives prometteuses. La question de l’accès aux soins en zone rurale ne sera plus seulement un enjeu médical, mais également un choix de société et d’aménagement du territoire.

Les défis à venir imposent d’articuler innovations, équité et proximité, pour que la santé ne reste pas un luxe réservé aux cœurs urbains.

Sources : Insee ; Drees ; Ministère de la Santé ; Assurance Maladie ; Ordre des Médecins ; Le Monde ; Cnam ; CNS ; Haute Autorité de Santé.

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